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Tania de Montaigne

“Le sensible est un piège”

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Une voix. Tania de Montaigne fait partie de ces autrices dont on scrute les livres qui sortent. Parce qu’elle invite toujours que ce soit dans ses essais et dans ses différentes activités (théâtre notamment) à un pas de côté vivifiant pour l’esprit. Son livre “Sensibilités” ne déroge pas à la règle. Au contraire, dans cette fable où l’humour côtoie l’intelligence voltairienne, l’autrice ausculte une époque qui se perd. Une époque qui remet en cause l’idéal universaliste en jouant sur la corde sensible. Rencontre passionnante.

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Quel a été le déclencheur du livre « Sensibilités » ? 

Tania de Montaigne : Le point de départ se situe dans un autre événement, il y a quatre ans, lorsque mon livre « Noire » sur l’histoire méconnue de Claudette Colvin est devenu une bande dessinée grâce au talent d’Émilie Plateau et que le livre est choisi pour un festival à Toronto, au Canada anglophone.
Le plaisir de cette nouvelle a ensuite laissé la place à la déconvenue. L’éditrice de l’édition anglophone me fait savoir que la BD ne pourra pas s’appeler « Noire », parce qu’Émilie est blanche et que cela pourrait faire de la peine aux noirs. Ces propos sont réels. Ils ont été prononcés et écrit. Nous avons refusé. L’éditrice en question nous a alors proposé le titre « Bus » puisque l’histoire de Claudette Colvin se passe dans un bus. Mon sang n’a fait qu’un tour. J’avais la sensation de vivre un moment de folie pure.
« SensibilitéS » a démarré ici. Ensuite, alors que j’avais rendu mon texte depuis une quinzaine de jours et que je travaillais pour l’exposition immersive à Beaubourg autour du livre dans laquelle l’immersion commençait par dire au visiteur « à partir de maintenant vous êtes noir » afin de lui faire revivre le parcours de Claudette, la folie pure s’est répétée. On m’a expliqué que l’on ne pouvait le faire car cela relevait de l’appropriation culturelle…

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Une négation même de l’idée d’universalisme…

Tania de Montaigne : Oui, tout à fait. « Dire désormais, vous êtes noir », c’est dire l’assignation par le regard des autres. C’est dire aussi à quel point le racisme naît dans le regard des autres. Dans mon esprit, cette phrase dit l’ensemble des discriminations. Je n’ai pas lâché et nous avons réussi à la conserver dans cette exposition immersive. Reste que tout cela donnait plus d’ampleur et de force au propos de « Sensibilités ».

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Comment se fait-il que nous en soyons arrivés là ? Si l’on tire le trait, on pourrait presque se dire que ces précautions partent d’une bonne intention…

Tania de Montaigne : Oui en effet, mais chacun sait que l’enfer en est pavé. J’analyse cela comme un mélange entre les bons sentiments et le capitalisme. Les bons sentiments partent d’une réalité qui est celle d’une discrimination dans différentes sphères de la société. Le capitalisme, lui, espère toujours élargir sa surface de vente. Il tente donc de trouver des réponses avec des outils capitalistes à cette discrimination.

C’est à ce moment-là que le système décide de prendre les outils de la société marchande pour faire en sorte de se dégager de la question du risque. La solution proposée semble avoir ceci de magique qu’elle laisse penser qu’elle résout à la fois la question de la discrimination avec cette idée de l’inclusivité qui tient compte de l’individu du point de vue du sensible, ce qui ne coûte rien.
Cette sensibilité exacerbée devient une forme de tyrannie. La sensibilité est dogmatique.

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Tyrannie, c’est le mot juste ?

Tania de Montaigne : Je le pense. Parce que la sensibilité est dogmatique et tyrannique car elle dit oui ou non, sans nuance, et sa particularité qui tient dans le fait que chacun et chacune a une sensibilité conduit à l’impossibilité d’édicter une forme de règle de droit et valorise donc celui qui criera le plus fort. Se baser uniquement sur le sensible est un piège car même les nazis sont sensibles ! Tout devient alors possible. Les magistrats de la Cour suprême américaine peuvent ainsi remettre en question l’avortement car cela fait de la peine à beaucoup de monde… Si on se situe sur le terrain de la peine et du sensible, les réponses sont impossibles. Qui sommes-nous pour contester la peine de quelqu’un ? Personne. C’est pour cela que l’Humanité avait décidé de se situer sur un autre point de vue qui consistait à dire que chacun pouvait surmonter sa peine sans l’imposer aux autres, cela s’appelle la démocratie et le droit. De plus, traiter ceux qui sont discriminés comme des sujets « sensibles » induit une infériorisation ou du moins à une forme de stigmatisation. On passe su sujet de droit au sujet sensible. Tout cela m’apparaît comme une forme de tyrannie.

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Pourquoi avez-vous choisi la fiction et la fable plutôt que l’essai ou le pamphlet pour dénoncer cela ?

Tania de Montaigne : J’ai très vite choisi de me tourner vers la fiction. Ce qui a pris du temps fut le choix de la forme. Quand j’ai redécouvert les Fables de La Fontaine, cela s’est imposé comme une évidence. J’ai choisi d’écrire une fable car cette forme littéraire permet d’étirer les situations et de les explorer dans tous leurs aspects. La fable possède cet avantage de ne pas avoir ni de géographie, ni de temporalité, et de vouloir embrasser l’universel pour en présenter toutes les complexités.

L’autre raison réside dans le fait que la fiction constitue la cible des attaques sensibles. Comment la fiction qui est par essence le lieu de l’imaginaire devient un endroit où on exige de l’auteur de justifier de la vérité de ce qu’il dit. Faire une fiction est un engagement dans un chemin de liberté. C’est d’ailleurs pour cela qu’elle est attaquée et c’est pour cela que j’ai voulu m’emparer de ce genre pour insister sur le danger des sensibilités sur l’imaginaire. La fable embrasse l’universel.

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La fiction est plus puissante, semblez-vous dire ?

Tania de Montaigne : Oui car elle est par définition le lieu de la liberté. Peut-être est-ce pour cela que j’ai ressenti l’envie de la réinvestir.

Cela résonne avec le débat sur les « sensivity readers », qui est la profession de votre héroïne ainsi qu’avec la volonté de certains réécrire les œuvres passées…

Tania de Montaigne : Tout cela participe de la même logique et du même logiciel de pensée. Cette idée selon laquelle cela peut faire de la peine à des gens. Les « sensitivity readers » sont là pour être des gentilles nounous pour que les lecteurs ne souffrent pas. Ils incarnent cette infantilisation grandissante du monde. Comme si cela donnait une impression de maîtrise.

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A quel moment historique se situe le point de bascule vers cette tyrannie de la sensibilité ? Est-ce au moment de la publication des caricatures de Mahomet par Charlie Hebdo en 2006 ou voyez-vous une autre borne historique ?

Tania de Montaigne : Je me souviens que dans le « Joseph Anton » de Salman Rushdie, cela est au cœur de la question. Il souligne le reproche qui lui est alors fait après la publication des « Versets Sataniques » qui serait d’avoir offensé les Musulmans. Je pense que le basculement a lieu au moment où après la publication des « Versets », Salman Rushdie devient la cible de la fatwa. Si ce n’est pas le point de basculement, c’est en tout cas une cristallisation. D’ailleurs Rushdie, depuis ce temps-là, mène le combat sur le terrain du sensible et contre cette tyrannie du sensible, justement parce que c’est un endroit où aucune réponse n’est possible.

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Cette peine et cette sensibilité ne constituent-elles pas une nouvelle forme de morale religieuse ? Dans le livre, l’héroïne qui travaille chez « Feel Good » et qui écrit cette charte des droits, écrit finalement, en quelques sortes un livre de morale…pour que les lecteurs se sentent « heureux » et « calmes »

Tania de Montaigne : Il y a peut-être de cela, oui. La morale religieuse, comme les autres morales, procède de la volonté de puissance et de contrôle. Toute forme d’injonction catégorique comme le sont les morales religieuses ou la sensibilité charrie avec elle une dynamique qui consiste à espérer supprimer les problèmes et le complexe. Sur ce point, la tyrannie du sensible procède de la même construction. Toute la force que nous devons avoir est de ne pas céder, comme l’ont montré Salman Rushdie ou les dessinateurs de Charlie Hebdo d’ailleurs.

Rushdie m’a beaucoup émue récemment lors de son entretien pour la Grande Librairie lorsqu’il a – de nouveau – affiché sa conviction profonde et son amour profond pour les forces de l’imaginaire et qu’il a rappelé qu’il était un « raconteur d’histoires ». C’est cela qu’il convient de préserver. Comment créer lorsque l’on doit prendre en compte toutes les sensibilités ?

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Maintenir la ligne, c’est continuer de créer et d’inventer ?

Tania de Montaigne : Oui, complètement. Et le défendre en étant dans une démarche positive.

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Cette « tyrannie de la sensibilité » peut-elle remettre en question l’idée même de création artistique ?

Tania de Montaigne : C’est une évidence. Comment un écrivain ou un créateur qui a intériorisé le fait de qu’il doit faire attention aux sensibilités peut-il créer ? Une œuvre d’art, quelque soit sa forme, est un parti pris. Donc, par définition, elle ne plaira pas à tout le monde.

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Par définition, l’art et a fortiori la littérature est là pour faire vivre à celui ou celle qui le reçoit une expérience sensible, afin qu’il puisse se mettre à la place de l’autre… or la tyrannie de la sensibilité semble nier complètement cela ?

Tania de Montaigne : C’est très intéressant de prendre le problème par cette voie d’interrogation là. En gommant les aspérités des œuvres d’art et de la littérature, cela essentialise les sensibilités en présupposant qu’elles sont immuables et ne peuvent jamais évoluer. Ce que fait l’héroïne du livre avec sa charte consiste finalement à calcifier le sensible.

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Le livre m’a intéressé aussi car cette fable semble être le pendant de votre livre « L’assignation » car la tyrannie de la sensibilité crée aussi des assignations…L’avez-vous pensé comme cela ?

Tania de Montaigne : Pas complètement. Mais la discussion est intéressante. Mes essais ont été une expérience étonnante en ce sens qu’ils constituent des poupées russes dans lesquelles se sont glissées des assignations. Il y a donc, peut-être, une forme de logique d’assignation lorsque l’on décide ce qu’est le sensible pour les gens.
Les fameux « concernés » qui, seuls, ont le droit d’aborder un sujet. Au fond cette logique délétère dit la chose suivante : celui qui édicte la règle est « le concerné » qui crie le plus fort : « je souffre ». Les autres sont assignés à une non légitimité de fait. Dans l’épisode du Canada, c’est exactement cela qui s’est produit puisque malgré ma couleur de peau, je ne criais pas assez fort pour être « concernée », tandis que celle qui me disait que cela allait faire souffrir les noirs était blanche. Cette logique tient de l’absurde et engendre le retour des préjugés racistes. Notre discussion me renvoie à un échange que j’avais eu avec Delphine Horvilleur qui me racontait que lorsque son livre sur l’antisémitisme qui démarre par une blague avait dû être traduit en anglais, elle a vécu des discussions qui semblaient lui dire qu’elle attaquait le judaïsme et que cela pouvait potentiellement faire de la peine à des juifs.

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C’est d’ailleurs le cheminement du livre et des articles de cette charte dont les articles s’additionnent et s’amoncellent pour créer de l’absurde…

Tania de Montaigne : Le sensible ne peut conduire qu’à de l’absurde à partir du moment où il n’est pas capable de fabriquer autre chose que du flottant.

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En lisant le livre et en discutant avec vous, une interrogation me taraude, est-ce que la logique de déboulonnage des statues ou de réécriture des manuels scolaires s’inscrit dans cette même idée de la « tyrannie du sensible ».

Tania de Montaigne : La réponse est plus complexe. Il y a des connexions, en effet, mais les choses sont différentes. Sur les statues, il y a du réel : oui il y a des gens peu recommandables qui sont valorisés dans l’espace public. Deux possibilités s’offrent à nous : soit on en discute et on tente d’imaginer quelque chose, soit des personnes sensibles décident pour tout le monde ce qui a, ou non, le droit de citer dans l’espace public en déboulonnant les statues concernées.

A mon sens, il aurait été intéressant de se réunir, de s’interroger sur le pourquoi du comment des statues et sur ce qu’il convient de faire. De cet échange peut sortir une décision de retrait de certains personnages et la mise en valeur d’autres. Cela dit, il me paraît contre-productif de simplement les retirer. Pourquoi ne pas imaginer que cette matière puisse être mouvante et créer un musée pour que l’on parle de l’Histoire et que l’on explique les forces et les failles d’un personnage et donc de l’Histoire en en faisant un récit. Enlever les choses, c’est aussi gommer l’Histoire. Lors de la Troisième République des discussions ont eu lieu pour savoir comment remplacer les Saints que ce soit sur les noms de rues ou sur les statues, sans pour autant effacer complètement. Cette démarche est intéressante.

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